Du vent dans les rouflaquettes

Greg Lauert

Greg Lauert

Si seulement il avait eu un casque intégral.
Avec son couvre-chef de fortune, il avait les rouflaquettes qui flottaient au vent.

Mais Gérard serrait son guidon, regardait cette route qui s'étendait face à lui, dans la fine brume du matin blême, en bordure d'une forêt silencieuse.

Cette route, c'était le monde, l'avenir. C'était une promesse. S'il était là, à cet instant, le cul ravagé par les tremblements d'une mobylette qui ne lui appartenait pas, c'était pour la ligne d'horizon. Après vingt-trois ans derrière les barreaux, vingt-trois ans de béton au bout des yeux, la ligne d'horizon, c'était Byzance.

Gérard avait les tripes nouées, par la faim peut-être, par l'angoisse sans doute. Il ne redoutait pas de voir surgir du bois une biche ou un sanglier. Ce qu'il craignait, c'était le poulet, celui qui devait lui coller au train depuis la veille, depuis le début de cette cavale.

On devait allègrement se payer sa gueule dans les médias, dans les cellules et dans la cour. Gérard, braqueur repenti période Bébel à blouson de cuir, était supposé retrouver la liberté dans quelques mois, après vingt-trois ans à l'ombre.
Une telle assertion pouvait susciter chez le détenu une terreur sans précédent.
Personne ne lui avait posé la question, sans quoi Gérard aurait répondu qu'en cabane, on perd la notion du temps et on en vient à craindre une société qui a avancé sans vous, et quand on vient vous parler de « quelques mois », l'horloge se remonte d'elle-même.

Le vieux détenu, « Tête grise » comme l'appelaient les mômes qui arrivaient là pour une courte période, s'était mis à réfléchir, à penser l'après au lieu de vivre le pendant.
Et il avait profité d'un transfert à l'hôpital et d'une supposée crise de diabète pour se faire la malle. Les matons avaient confiance en lui. C'était si simple parce que personne n'aurait pu supposer qu'il veuille fuir.

Il avait marché dans les rues, dans la nuit, dans la ville, mais le béton répondait au béton.
Et puis il s'était dit que ce serait beau de vivre l'heure bleue à la campagne.

Après deux décennies et quelques, on ne sait plus voler une voiture. Parce qu'une voiture, avant, c'était un tas de tôle avec une petite LED près du levier de vitesse, qui vous disait « Si tu me voles, je gueule ». Et parfois, elle gueulait même pas.
Gérard ne savait rien de ces gros œufs en plastique avec des tableaux de bord électroniques.

Il avait vu une 103 garée là, le casque au guidon. Il manquait les sacoches à l'arrière pour parfaire le tableau. Ça, il savait faire, et il l'a fait. La mopette avait un souci d'échappement, elle pétaradait dans le petit matin. Mais il avait pris soin de la démarrer à l'angle, pour ne pas réveiller son propriétaire.
Et depuis près de deux heures, il filait au vent. Lorsque le bruit d'un moteur lui parvenait, quelque part dans son dos, tout son corps se contractait. Il se détendait un peu en voyant que ce n'était pas la police, mais il baissait tout de même la tête pour ne pas être identifié dans le reflet d'un rétroviseur.
Heureusement, les lieux étaient peu fréquentés. C'était le week-end, et quelques types avaient sorti l'attirail de pêche. Gérard se dit alors qu'il pourrait en foutre un à l'eau, lui piquer sa canne. L'accessoire le rendrait crédible, l'intégrerait au décor sur sa belle mobylette rouge. Mais le mec irait gueuler et mettrait les uniformes sur ses traces.

Non, Gérard n'allait pas descendre de son deux-roues. Il était bien, là, dans la fraîcheur printanière, à regarder voler le pollen, le nez qui coule, le cuir chevelu qui sue sous le casque... Les kilomètres défilaient et peu à peu, il se détendait.

Aucun hélicoptère n'était venu tourner autour de sa tête. On ne lui ferait pas tant d'honneur. Il n'était plus un dangereux braqueur désespéré, avide de retrouver sa clique et son réseau. Il était un vieux, esseulé, plutôt bonne pâte, et pour se tirer, il n'avait dû cogner personne. La gendarmerie ferait barrage, un peu plus loin. Ils feraient les sommations d'usage, avant de lui taper sur les doigts et de l'interroger d'un ton réprobateur sur sa folie passagère.
Personne n'irait imaginer qu'il pourrait forcer un barrage sur une 103 au phare jaune pisse.

Mais le barrage ne venait pas, et Gérard respirait, à pleins poumons. Après cette incartade, il n'aurait plus l'occasion de se gaver d'air. Il retournerait à la poussière et la crasse, au béton et à la terre sèche d'une cour de promenade.
C'était pas un drame, c'était son monde depuis plus de vingt piges. Mais il savait apprécier l'ombre d'un bosquet qui débordait sur la route, et pouvait jouir de ce soleil ascendant qui le frappait au creux des reins.

L'engin pétaradait de plus belle, toussait, hoquetait un peu. Gérard comprit qu'il allait manquer d'essence. Il s'arrêterait là, en rase campagne, pour se lisser les rouflaquettes et réfléchir un peu.
Réfléchir ? Qu'y avait-il à penser ? Un type dans sa situation se devait d'avancer.
La 103 s'immobilisa. Gérard ôta le casque, libérant une chevelure grise et terne au volume impressionnant.
À l'arrêt, une sourde angoisse vint l'étreindre à nouveau. La nature se refermait sur lui comme les murs de sa cellule.
À la sortie du virage, il vit déboucher un cycliste, le nez pointé vers le sol, les quadriceps saillants. Gérard regarda autour de lui, resserra sa prise sur son casque. Le type avait l'air vigoureux, mais une chute à trente kilomètres-heure, ça vous calme les plus téméraires.

Gérard sentait danser ses entrailles, mais ce n'était pas le méfait qui le taraudait, c'était l'immobilisme.
Parce que le luxe, là, dehors, dans le vaste monde, ce n'était pas la ligne d'horizon. C'était de pouvoir aller vers la ligne d'horizon.

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