Une possibilité parmi tant d'autres

Eléa Drouet

Eléa Drouet

La lumière du soleil s'introduit par la fenêtre et j'ouvre doucement les yeux. Il est six heures et demie du matin, bien trop tôt pour se lever. Je n'ai jamais aimé dormir, de toute façon... Je roule sur le côté de mon lit en bâillant, avant de poser les pieds sur le sol froid de ma chambre. Je frissonne et cherche des yeux la paire de chaussettes que j'ai balancée la veille, en me plongeant sous mes couvertures. Sans surprise, c'est le bazar. Des vêtements sales sont entassés dans un coin, mon bureau est recouvert de mes devoirs de maths et des centaines de petites pièces de Lego recouvrent le parquet, carcasse du célèbre Faucon Millenium que ma mère a finalement accepté de m'acheter. J'enfile paresseusement un jean et un t-shirt et je sors enfin de ma chambre. Dans le couloir, je peux déjà entendre ma mère discuter au téléphone. Plus j'y réfléchis et plus je suis persuadé qu'elle ne dort jamais. Du plus loin que je me souvienne, pas une fois je ne l'ai vue s'allonger sur son lit et fermer les yeux. Un super-pouvoir que j'ai toujours admiré.

Je rentre dans la cuisine et m'installe en silence sur une chaise. Ma mère me sourit, son impressionnante aura enveloppant la pièce dans une atmosphère presque magique, et pose sur la table un bol de céréales et un petit paquet rouge. Avec un clin d'œil, elle ajoute :
— Ne l'ouvre pas encore ! Je raccroche et j'arrive.
Elle s'éloigne dans le salon. J'avais presque oublié qu'aujourd'hui était mon anniversaire. Je patiente, plongeant distraitement une cuillère dans mon bol. Ma mère revient, tout sourire, et s'assied à côté de moi.
— Joyeux anniversaire, mon fils. Qu'est-ce que ça fait d'avoir treize ans ?
— Je me sens... définitivement plus vieux qu'hier soir.
Elle rit, puis pousse le petit cadeau rouge dans ma direction. Je pose ma cuillère et le secoue, imaginant ce qu'il pourrait contenir.
— C'est une montre ? je lui demande. Une figurine ? Oh, je sais : un nouveau téléphone.
— Ouvre-le !
Je déchire le papier et en ressors une petite boîte recouverte d'un tissu doux. J'ouvre, reste silencieux quelques secondes, puis je lève un œil interrogateur. Ma mère semble amusée par ma réaction.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Tu n'as pas une petite idée ?
Je déteste quand elle fait ça. Quand elle répond à une question par une autre question. Elle pense que son côté mystérieux est drôle... Je prends l'objet et le fais tourner entre mes mains. Il s'agit d'une petite balle en métal, d'environ cinq centimètres de diamètre, gravée de signes que je ne reconnais pas.
— C'est un peu comme un porte-bonheur, m'explique-t-elle. Un arbre à souhaits, si tu veux.
Maintenant, je la regarde avec incrédulité et amusement.
— Fais-moi confiance. Ferme les yeux et pense fort à la personne que tu voudrais devenir.
Dubitatif, j'obéis. Je ferme les yeux et j'essaye de m'imaginer, adulte, réalisant mes rêves...
Alors, j'ouvre les yeux. 

Je ne suis plus dans ma cuisine. Je suis debout, derrière le bar d'un restaurant. Devant moi, un menu portant mon nom de famille. Dans la salle, des dizaines d'individus mangent, boivent, rient et discutent. Deux d'entre eux, à l'évidence un couple, s'approchent du comptoir, le sourire jusqu'aux oreilles.
— C'était délicieux, dit l'homme. Tout est fait maison ?
Abasourdi, je ne sais pas quoi répondre. Derrière moi, une jeune femme d'une vingtaine d'années s'approche et pose une main sur mon épaule. Elle est brune aux yeux bleus et son aura rayonnante me laisse penser que je la connais. C'est étrange, elle me fait penser à ma petite cousine de cinq ans. 
— Tout à fait ! elle répond. Pour les lasagnes, il s'agit d'une recette de famille.
Elle discute avec eux, rit avec eux, puis le couple s'éloigne main dans la main, vraisemblablement satisfaits de leur soirée. La jeune femme me regarde, amusée.
— Alors, tu as perdu ta langue ?
Elle rit et tourne les talons, et quand elle passe la porte des cuisines, ma vision se trouble et je perds l'équilibre. 

Maintenant, je me retrouve sur un banc, dans un parc qui ne ressemble en rien à celui de mon quartier. Déboussolé par ce qui est en train de se passer, je me lève d'un bond et bouscule au passage un jeune homme qui croquait dans un sandwich. Il fait tomber le dossier qu'il avait dans les mains, avant de s'apercevoir, soulagé, que son repas est sauvé.
— Je suis désolé !
Il secoue la tête avec un sourire. Bizarrement, je me sens presque plus grand que lui. Pourtant, il est évident qu'il s'agit d'un adulte.
— Y a pas de mal !
Il fixe mon visage pendant ce qui semble être une éternité. Pas de doute, c'est bien du rouge qui me monte aux joues. Mais pourquoi ? Je me baisse maladroitement pour ramasser les quelques feuilles avant qu'elles ne soient emportées par le vent. En se baissant à son tour, il plonge son regard dans le mien et, le temps d'une seconde, je crois apercevoir de l'espoir, et d'autre chose que je ne reconnais pas. Il me dit son prénom en me tendant la main. Je lui souris en lui disant le mien. Alors, mon esprit se brouille, encore. Mais juste avant de perdre le contrôle de la réalité, je crois effleurer la main de cet inconnu que je ne connais pas. Et pour une raison que j'ignore, je me sens plus léger. 

J'ouvre de nouveau les yeux. Ce voyage n'en finit plus. Cette fois, je suis assis devant une table, dans un immense bâtiment au haut plafond et bondé de monde. Ma mère est à mes côtés, signant un livre à la couverture épaisse. Elle semble avoir vieilli et pourtant elle a toujours cette incroyable énergie. Je souris, l'observe. Elle me remarque et me rend mon sourire. Alors, une jeune femme s'approche de moi en souriant. Elle tend un épais bouquin. Curieusement, mon nom y est écrit à côté de celui de ma mère. Par réflexe, je l'ouvre et y appose ma signature en souriant. Puis, tout bascule, encore, et je me retrouve de nouveau dans ma cuisine.
J'ai lâché la sphère métallique sur la table et mes mains tremblent d'incompréhension.
— De retour ? Déjà ?
Je lève les yeux vers ma mère, qui se trouve maintenant en face de moi, un air énigmatique sur le visage. Je suis à bout de souffle.
— Tu as appris quelque chose d'intéressant ?
Je secoue la tête, confus.
— Je ne comprends pas... Ce n'était que des visions ?
— Exact.
— Ça semblait si réel.
Elle hoche la tête. Je la regarde, interloqué. Elle se redresse sur sa chaise et plonge son regard bleu dans le mien. Une chose est sûre, elle sait entretenir le suspense.
— J'avais ton âge quand j'ai découvert cet objet. Je te ressemblais beaucoup. J'avais ton esprit créatif, rêveur et aventureux. Un jour, alors que je rentrais du collège, mon instinct m'a guidée dans une petite boutique que je n'avais, jusqu'à présent, qu'observée de loin. Ce jour-là, je suis tombée sur cette sphère. Si belle, si parfaite. Elle paraissait si vieille et pourtant il n'y avait pas une seule rayure sur sa surface. Comme tu l'as fait, et sur les conseils du vendeur, j'ai fermé les yeux.
Une pause. Je n'ose plus bouger, incapable de parler.
— Je me suis vue, les mains sur un clavier en train d'écrire mon premier roman. Je me suis vue à ma première séance de dédicaces, discutant avec un homme auquel tu ressembles beaucoup et dont je suis tombée éperdument amoureuse. Je t'ai vu, toi aussi.
— Tu as vu l'avenir...
Elle secoue la tête.
— Juste une possibilité parmi tant d'autres. Mais plus que tout, il s'agit d'une preuve. La preuve que tu peux être absolument tout ce que tu veux devenir. Que tu peux tout accomplir, réaliser tous tes rêves, si tu t'en donnes les moyens. Et que le seul obstacle qui se tienne sur ton chemin...
Elle pointe un doigt vers ma poitrine et n'ajoute pas un mot. Moi, je n'en ajoute qu'un seul.
— Merci.

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Illustration : Mathilde Ernst

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